Vladimir Nabokov

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L'oeil de Bouïda
Hamlet vous attend sous la neige tourbillonnante par un matin glacé de fevrier dans un faubourg de Moscou. Il a cinquante ans. On dirait un survivant aimable, ascétique et sincère. Il a survécu à la mort du père, aux remords, à l'Empire, aux vengeances impossibles. Il est grand, maigre, porte une casquette lui donnant un air de Sherlock Holmes. ...
Thursday 2005-03-17, Liberation - France (French)





L'épopée russe «Mais quelle langue faut-il pour raconter cette vérité et ne pas en mourir ? Celle des cieux ? De la terre ? Une langue vivante ?»
L'oeil de Bouïda

Par Philippe LANÇON

jeudi 17 mars 2005 (Liberation - 06:00)

Moscou envoyé spécial

Iouri Bouïda
La Fiancée prussienne et autres nouvelles
Traduit du russe par Sophie Benech.
Gallimard, 292 pp., 21 €.
La Prose russe contemporaine
Nouvelles choisies
Recueil établi par Elena Choubina. Fayard, 544 pp., 20 €.




amlet vous attend sous la neige tourbillonnante par un matin glacé de février dans un faubourg de Moscou. Il a cinquante ans. On dirait un survivant aimable, ascétique et sincère. Il a survécu à la mort du père, aux remords, à l'Empire, aux vengeances impossibles. Il est grand, maigre, porte une casquette lui donnant un air de Sherlock Holmes. Hamlet n'est plus danois, mais russe. «Le pays est si vaste, écrit-il, qu'ici les mots et les pensées n'ont aucun sens. Son histoire non plus, d'ailleurs.» Le soir, il lit régulièrement Shakespeare en anglais. Il a essayé de le traduire dans sa jeunesse, comme Pasternak. Hier soir encore, il s'y baignait dans son appartement sans luxe, près du chat. Il révère aussi Voyage au bout de la nuit, découvert à 40 ans ; mais, comme le roman de Céline est mal traduit, il l'a relu en français, une langue qu'il ne parle pas, chaque jour pendant huit mois. Hamlet a changé de royaume et d'identité.

Il s'appelle désormais Iouri Bouïda. Comme la plupart des écrivains russes, il ne vit pas de ses livres : il est rewriter au journal Kommerzant. En France, il publie un recueil de nouvelles exceptionnelles qu'il a portées pendant vingt ans : la Fiancée prussienne. C'était son premier livre. En Russie, il est paru voilà sept ans. L'édition originale compte trois fois plus de textes. On ne la trouve plus dans aucune librairie. Ensuite, Bouïda a écrit deux romans ­ disponibles chez Gallimard.

Le Train zéro a été publié en Russie dans une revue ; Yermo, en livre. C'est la virtuose et minutieuse biographie critique d'un écrivain russe né à Saint-Pétersbourg en 1914, exilé en Amérique... et imaginaire. Gallimard y voit un hommage à Nabokov, mais Bouïda, comme Yermo, n'aime pas Nabokov : «Il n'a écrit qu'un seul bon livre, Lolita, surtout la dernière partie. Moi, j'ai voulu parler des rapports d'un homme et de sa femme folle. La réalité soviétique m'en empêchait. Je l'ai donc exilé aux Etats-Unis, où je ne suis jamais allé. Et, comme j'avais peur de coïncider avec lui, je l'ai distancié. J'ai écrit cela au moment où la vogue des écrivains émigrés devenait un peu grotesque. Soudain, c'était comme si nous avions caché nos plus grands trésors littéraires. Nous ne pouvions lire Nabokov, certes, mais nous pouvions lire Dante.» Le vrai nom de Yermo est Georgi Yermo-Nicolaïev. C'est le nom d'un lieu tatar. En tatar, Yermo signifie : la bride.

Bien que l'expression soit usée, il faut d'abord dire que la Fiancée prussienne est, au sens propre, un manège hanté par les morts et l'oubli. Ces nouvelles portent et enchantent le passé sinistre de la ville natale de l'écrivain, près de Kaliningrad, où il vécut jusqu'en 1991. Un personnage demande : «Mais quelle langue faut-il pour raconter cette vérité et ne pas en mourir ? Quelle langue, hein ? Celle des cieux ? De la terre ? Une langue vivante ? Morte ? Belle comme la musique ? Ou aussi effroyable que la musique ?» Iouri Bouïda l'a trouvée ; il n'en est pas mort ; on peut même penser qu'elle lui a permis de continuer à vivre.

Bouffons et alcooliques

Mais s'agit-il bien de nouvelles ? Oui, puisque chaque texte conte l'histoire d'un personnage ou d'une famille de cette petite ville de Znamensk, dans les vingt ans suivant la Seconde Guerre mondiale. Non, car chaque texte renvoie à tous les autres, à travers des personnages récurrents, l'ensemble fixant le portrait d'un lieu qui a souffert plus que tout autre de la guerre et de ses séquelles. Dans le cimetière de cet Elseneur-là, il y a des bouffons, des alcooliques, des borgnes, des solitaires, des tueurs, des boiteux, des clochards, des idiots, de pauvres saintes. Mais ce n'est pas leurs crânes que le narrateur contemple : c'est la vie qu'il leur rend ­ en la créant d'après les fantômes qu'il a connus et qui le quittent peu.

Ce narrateur pourrait être Bouïda. Ses parents ressemblent à ceux de l'écrivain. Mais, dans un dialecte du nord de la Pologne, «Bouïda» signifie menteur. Et les histoires, insiste-t-il, sont toutes inventées. Il y a des prototypes, des souvenirs, mais pas d'autre réalité que celle de l'imagination : «Elle seule donne la vie.» Dans une nouvelle, un vieux mécanicien repeint sans raison, chaque jour, un bout de mur avec la peinture qui lui reste. Les jeunes la recouvrent de graffitis dans la nuit. Il recommence au matin, s'obsède. Il mourra un soir, près de son mur, le coin gauche inachevé. On l'appelait Charlie Chaplin. Dans la vie, l'enfant Bouïda voyait de sa fenêtre un pan de mur sans usage. Un vieil homme vint le repeindre. «C'était un vieux très peu sociable, sans ami. On ne savait rien de lui. Pourquoi peignait-il ce mur ? Mystère. Ensuite, il a disparu de ma vie. Vingt ans après, je m'en suis souvenu et j'ai inventé cette vie pour lui.»

Bouïda raconte aussi, à la première personne, l'histoire d'un Russe professeur d'allemand que les gens surnommaient Der Tisch (la table). Fait prisonnier pendant la guerre , Der Tisch est envoyé par les Allemands à Welhau (nom allemand de la future Znamensk). Il tombe amoureux de la fille d'un paysan. La fin de la guerre les sépare sans retour. La plupart des Allemands fuient. Les 105 000 qui demeurent seront déportés en 1947-48. Des colons russes meurtris les remplacent. Depuis lors, Der Tisch photographie sans cesse les lieux où les deux amants ont connu le bonheur. Ce fut court. «Les gens heureux, ça devrait pas exister ! crie un personnage. S'il y avait rien qu'un homme heureux, le monde entier s'écroulerait!» D'indicibles souvenirs accablent les créatures de Bouïda, et les élèvent. L'enfant l'a entendu ; l'écrivain le saisit.

Dans le cimetière allemand, Der Tisch raconte au jeune narrateur des histoires atroces et fascinantes sur la Prusse-Orientale, sur cette terre dont la mémoire a été brusquement effacée par les Soviétiques. «J'étais tellement impressionné par son récit, écrit Bouïda, et plus encore par sa façon de parler, si dénuée de vie que c'en était terrifiant, que je ne me suis même pas demandé à quelle source il avait bien pu puiser toutes ces informations. Il va de soi que cette source ne pouvait être que son imagination. Comme moi. Comme les autres colons qui ne savaient rien de la Prusse-Orientale et la considéraient comme une terre étrangère semée de merveilles qui, en germant, se transformaient en monstres.» Ce qui vaut pour Der Tisch vaut pour l'auteur : son livre transforme les horreurs et la disparition en de puissantes miniatures hallucinées qui éternisent la vie. Les noces avec la fiancée prussienne débutent dans un cimetière et finissent dans ces pages.

Le père du narrateur se méfie de Der Tisch, qui a les lèvres bleues. Il dit à l'enfant : «Les lèvres bleues n'aiment pas la vie.» Bien entendu, Bouïda a inventé Der Tisch. Quant aux lèvres bleues, qui donnent le titre de cette nouvelle, elles ont une histoire : «Dans mon enfance, j'ai passé beaucoup de temps à l'hôpital. Un jour, dans une chambre, un malade avait des lèvres bleues. Le médecin a dit que c'était un signe d'insuffisance cardiaque. Quelqu'un a alors demandé : "Ça veut dire quoi ? Qu'il ne peut pas vivre ?" Le médecin a répondu : "Il peut vivre, mais il ne peut avoir la joie de vivre."» Bouïda n'oublie rien de cette région terrible : ni les expressions, ni les silhouettes, ni surtout les voix : «Je n'ai jamais cessé de les entendre.»

Iouri Bouïda est né à Znamensk en 1954. Jusqu'en 1945, la ville était allemande et s'appelait donc Welhau. Elle avait été fondée au treizième siècle. Son père est officier dans les troupes soviétiques qui ravagent Königsberg, bientôt rebaptisée Kaliningrad. «Les Allemands avaient fait une ceinture de défense qu'on appelait les robes de nuit de Frau Königsberg, explique l'écrivain. L'attaque fut si terrible qu'on retrouva ensuite 100 000 Allemands à moitié fous.» La déportation des populations locales, deux ans plus tard, sépare des familles et des amants. Kaliningrad n'est plus la ville de Kant. «Le philosophe n'était qu'un détail folklorique, se souvient Bouïda. Plus tard, j'ai vu une photo de son cercueil déterré, en 1945. Trois mariniers russes saucissonnaient et buvaient de la vodka dessus. L'un d'eux était un poète de Kaliningrad. Comme toujours ici, c'était un mauvais poète.»

Un ami du KGB

En 1945, les parents de l'écrivain rejoignent la ville de Zaratov, sur la Volga, d'où la mère est originaire. Trois ans plus tard, on emprisonne le père en tant qu'ennemi du peuple. Il a la «chance» d'être déporté près de Stalingrad, sur le chantier d'une usine hydroélectrique. 140 000 prisonniers y travaillent. Sa femme doit le renier ; cela ne suffit pas : juriste militaire, elle occupe un poste en vue et doit quitter Zaratov. Elle rejoint une amie à Znamensk pour y refaire sa vie. Son mari l'y retrouve en 1953 : la mort de Staline le libère. Il devient directeur d'usine.

La plupart des habitants sont, comme eux, des colons russes. Déportés, ex-conquérants, militaires, débris d'un Empire sans pitié. Leur présence traverse les nouvelles. Ils sont boiteux, haineux, alcooliques, fantastiques. Chacun a ses secrets. La ville semble occupée par des fantômes, des échardes. «Trois types de bâtiments caractérisaient cette région, se souvient Bouïda. Les casernes, les prisons, les asiles. On aurait pu organiser une parade militaire comme sur la place Rouge. Autour, la forêt. Mais, en allant chercher des baies et des champignons, on tombait encore sur des militaires. Cela faisait partie de la vie : ils poussaient comme les champignons, mais en toute saison.» En russe, Znamensk signifie : la ville du drapeau. Tout est sur-soviétisé. Huit siècles d'Allemagne ont soudain cessé d'exister.

Ils sont là, pourtant. Dans le cimetière, tel le crâne du bouffon Yorick. Et dans ces histoires qui flottent de vodka en vodka. «Dans notre petite ville, dit Bouïda, il y avait beaucoup de secrets, donc beaucoup de légendes. Les Russes ne savaient pas forcément où avaient fui les Allemands : leur sort faisait l'objet d'histoires. Certains Allemands avaient franchi la frontière en douce et refaisaient leur vie sous un nom déguisé. L'un de nos voisins, Dengelaitis, a avoué que son vrai nom était Dengel, qu'il avait vécu la guerre côté allemand ; mais il ne l'a dit que sous Gorbatchev.» Les souvenirs de Bouïda ont ainsi forgé l'histoire centrale de «Rita Schmidt N'importe Qui». C'est une enfant allemande qui ne parle pas allemand. On l'a laissée à des Russes. Ils la traitent comme une bonniche fasciste. Son destin s'achève sur un suicide dont les phrases de Bouïda ne portent que l'ombre : à l'approche de la mort, ses ellipses cisaillent le récit et la conscience du lecteur, comme une flèche qui vous atteint bien avant que vous le sentiez.

La ville de Znamensk n'a pas d'autre avenir que ce que l'Empire a décidé d'effacer. Un personnage le résume : «Le passé est la seule éternité qui soit à notre portée.» Bouïda invente cette éternité. Dans chaque nouvelle, les voix des malheureux et des fous l'y aident : elles créent des effets de légende. Pour expliquer son travail, l'écrivain passe comme toujours par un détour : «J'ai eu le même problème que les auteurs de l'Evangile. Ils ont mis des dizaines d'années à trouver la solution. Quand je les ai lus, ce qui m'a frappé, c'est qu'ils citent sans cesse l'Ancien Testament. Mais, dans leurs textes, ces phrases prennent une autre signification. Moi, mes "citations" m'ont forcé à créer une langue imbécile, puis à la fouetter pour qu'elle aille plus vite : le cheval a besoin d'être fouetté jusqu'au moment où il atteint un nouveau sens. De toute façon, je n'ai pas d'autre cheval!»

Il est monté dessus, dès l'enfance, grâce à une professeur de littérature alcoolique et très malheureuse. Très vite, il lit «plutôt Faulkner que Boulgakov ou Gorki.» La plupart des autres enseignants élèvent des porcs. Ils boivent aussi de la vodka. D'ailleurs, tout le monde boit : «Ceux qui ne buvaient pas étaient connus et ils n'étaient pas russes.» Bouïda est un jeune homme un peu voyou, assez méchant, comme il est de règle sous le communisme. Un jour, un ami du KGB lui dit, parodiant Goebbels avec un mauvais sourire : «Quand j'entends le mot communisme, je sors mon pistolet!»

A 20 ans, après l'université, il prend sa carte du parti pour entrer dans un journal local. Il gagne 105 roubles par mois. Au début, sa femme et lui vivent dans des foyers séparés. Dans sa chambre, il y a 18 hommes. Il travaille sans trop de scrupules à obtenir une meilleure situation. «Pendant dix-sept ou dix-huit ans, dit-il, j'ai écrit des choses qui dans 99 % des cas n'étaient pas du journalisme. Les journalistes et les fonctionnaires du parti étaient les plus cyniques, les plus hypocrites. J'étais l'un d'eux. J'étais très soviétique. Actuellement, il est question de sauver tous ces journaux provinciaux. Moi, je pense qu'il faut les supprimer. Ils ont été conçus pour être serviles envers le pouvoir et ils le restent.»

Il ne quitte la région pour Moscou qu'en 1991. L'Empire s'ouvre. Sa première femme est morte. Il veut devenir écrivain. Il publie des nouvelles ici et là, d'abord virtuoses, dans le style de Yermo, puis de plus en plus tendues. L'une d'elle, «La gare de Kazan», figure dans l'anthologie la Prose russe contemporaine (Fayard). Il y est question d'humiliés, d'offensés, de clochards, de prostituées, de marginaux, d'innocents aux mains vides. La souffrance y ouvre sur la beauté. «En Russie, c'est la même chose. C'est pourquoi ce pays est plein de pantagruelisme : c'est une forme de défense, une bouffonnerie ordonnée par la vie. Longtemps, j'ai cru que mes nouvelles étaient gaies. Je vous renvoie à deux écrivains qui cherchaient la joie dans la vie : Shakespeare et Kafka. Thomas Mann appelait Kafka l'humoriste. En Russie, seul l'humour fait trembler le diable.»