Nabokov est devenu célèbre en France grâce à un roman qu'on a
bien vite qualifié de scandaleux : « Lolita ». En
fait, ce « Russe tricolore, américain élevé en
Angleterre », a dépassé le niveau du scandale pour devenir un
classique international. Le roman qui va paraître en France
« Le Don », nous le prouve. |
En moins de dix ans, Nabokov est devenu un « classique »
international - au même titre que Joyce, Kafka ou Beckett. Dès 1964, L'Arc
lui consacre un numéro spécial ; en 1967, trois études paraissent aux
Etats-Unis où l'exploitation critique est menée, comme d'habitude, par des
universitaires. C'est « Lolita », d'abord publié à Paris par
Olympia Press en 1955, puis à New York en 1958, qui déchaîne les
passions : roman pornographique, satire de l'Amérique, étude d'un cas
clinique, construction symbolique, jeu verbal, étude des doubles, art et
artifice ; on a tout trouvé dans cet ouvrage. Toujours est-il que le
livre paraît aux Etats-Unis à une époque où l'enfant est roi, c'est lui
qui impose un mode de vie à ses parents, c'est vers lui qu'en tournée, la
publicité concernant non seulement ses éventuels achats mais ceux de ses
parents. L'Amérique a toujours été attirée par les adolescents (Mark
Twain, Henry James, Salinger), mais pour la première fois, l'intérêt se
porte sur la période pré-pubère : à 12 ans, Lolita n'a plus pour
longtemps le privilège d'être nymphette. Par ailleurs, Nabokov cristallise
ici des rapports qui existent potentiellement dans l'inconscient
(américain et européen) entre une enfant, perverse et naïve, au nom aussi
cristallin qu'obsédants - Lo-li-ta - et d'un homme (Humbert Humber) dont
l'itinéraire, double comme son nom, permet de déambuler de motels en
motels en compagnie de sa proie puis à la recherche de son
fantôme. Nabokov vit aujourd'hui à Montreux, dans un palace. Immense
rotonde ouverte sur le lac, salons désuets aux dominantes rouge passé,
enfilades de couloirs, kilomètres de corniche à la Marienbad. Dans un
appartement à un étage élevé, des pupitres sur lesquels sont disposés
dictionnaires et glossaires, et un lutrin où, chaque matin, il écrit,
debout, avant et après un petit déjeuner frugal ; à onze heures, il
se rase, prend un bain et déjeune en compagnie de sa femme Véra, dont
l'efficace collaboration le protège contre les indésirables ;
l'après-midi, lorsqu'il fait beau, cet homme de 68 ans part à la chasse
aux papillons ; il connaît peu de choses plus délicieuses que de
sortir avec son filet de chasse et de monter en télésiège dans un ciel
sans nuages, tout en suivant du regard, sous lui, l'ombre de la chaise
aérienne. Nabokov est aussi fier d'avoir donné son nom à un papillon,
le « Nabokov's blue », que de l'avoir associé à
« Lolita », et il tient à inclure dans ses bibliographies la
liste complète de ses articles sur les lépidoptères. Cette passion lui a
pourtant valu toutes sortes d'ennuis : dans « Autres
rivages », Nabokov raconte ses mésaventures de chasseur de papillons,
pires encore en Amérique : « Des fermiers sévères ont attiré mon
attention sur des écriteaux portant : No Fishing (Pêche
interdite) ; d'autocars me dépassant sur la route ont jailli de
frénétiques huées moqueuses ; des chiens somnolents, qui ne prêtaient
pas attention au pire vagabond, ont dressé les oreilles et sont venus à
moi en grondant ; des marmots m'ont montré du doigt à leurs mamans
perplexes ; des personnes en vacances à l'esprit large m'ont demandé
si j'attrapais des insectes pour en faire des appâts ; et un matin,
dans une lande toute illuminée de hauts yuccas en fleurs près de Santa Fe,
une grosse jument noire m'a suivi pendant plus d'un
kilomètre. » Malgré ces incidents, Nabokov choisit l'Amérique de
1940. Il est fasciné par le spectacle de la vie américaine. Les premières
années sont difficiles : refaire à quarante ans une carrière,
réinventer un monde, opter pour une langue étrangère bien qu'il ait
commencé à apprendre à lire l'anglais avant le russe. « Ma tragédie
personnelle, explique-t-il dans une postface à « Lolita », est
qu'il m'a fallu troquer mon idiome naturel, mon vocabulaire russe si
riche, libre de toute contrainte et si merveilleusement docile, contre un
mauvais anglais de remplacement dépourvu de tous les accessoires - le
miroir surprise, le rideau de fond en velours noir, les traditions et
associations tacites - que l'illusionniste de terroir, queue de pie au
vent, manipule avec une aisance magique afin de transcender à son gré
l'héritage national ». Il publie quelques contes dans des revues, une
étude sur Gogol « singulière mais pour le moins respectable »,
donne des cours de langue russe à Wellesley College, puis de littérature
moderne à Cornell Université d'ithaca, petite ville de 30 000 habitants
entourée de collines, de bois, de lacs, de papillons - le décor de
« Feu pâle ». En 1945, il opte pour la nationalité
américaine ; et aujourd'hui, bien qu'il ait quitté l'Amérique depuis
près de dix ans, cet aristocrate d'origine russe se considère comme un
patriote américain ; c'est le seul pays où il se sente heureux ;
non seulement parmi les intellectuels, les bibliothécaires et les
papillons, mais aussi avec tout le monde, même le marchand de journaux au
coin de la rue. Il est vrai que les années précédentes, les années
d'exil (1919-1940) avaient été particulièrement pénibles : en 1919,
Nabokov quitte la Russie soviétique pour Cambridge où il poursuit des
études françaises. Rétrospectivement, ces années lui apparaissent comme le
cadre et le support d'une riche nostalgie. « L'histoire de ces années
en Angleterre, écrit-il, est en réalité l'histoire de mes efforts pour
devenir un écrivain russe. » C'est à cette époque qu'il écrit ses
premières nouvelles en russe. L'exil en Allemagne est encore plus
pénible ; la nostalgie fait place à une agressivité à l'égard des
Allemands dont il garde un sinistre souvenir : « L'image la plus
vivante que je trouve en triant dans ma mémoire les étrangers que je
connus durant les années entre les deux guerres, c'est celle d'un jeune
étudiant d'université allemand, bien élevé, tranquille, portant des
lunettes, dont le dada était la peine capitale. » On retrouve dans
« Le Don », écrit vers 1930 et paru en feuilleton dans un
journal russe de Paris (élagué du chapitre V, la critique de l'œuvre de
Tchernychevski, l'une des gloires de la littérature progressiste russe)
cette même allergie à Berlin où il ne rencontre jamais les « aimables
musiciens d'autrefois qui, dans les romans de Tourgueniev, jouaient leurs
rhapsodies jusqu'à une heure avancée, les nuits d'été : ou un
collectionneur de papillons du type flâneur et démodé qui épinglait ses
captures sur la paille de son chapeau. » A l'égard de la France,
l'attitude est plus nuancée. Il se souvient d'un jardin en fleur à Paris,
« d'une calme petite fille d'environ dix ans, au blanc visage sans
expression, ayant l'air, dans ses vêtements noirs criant misère et peu
appropriés à la saison, de s'être échappée d'un orphelinat (pertinemment,
il me fut donné de l'apercevoir à nouveau un peu plus tard, entraînée par
deux flottantes nonnes) qui avait adroitement attaché un papillon vivant à
un fil et qui promenait le joli insecte, légèrement estropié et battant
faiblement des ailes, au bout de cette laisse de lutin (un sous-produit,
peut-être, cette laisse, de beaucoup de délicat travail à l'aiguille dans
cet orphelinat). » Mais il raille les milieux de Russes blancs qui
restent entre eux. « La vie dans ces colonies était si pleine et si
intense que les membres de cette intelligentsia russe (mot dont la
signification comportait plus d'idéalisme social et moins de cérébralité
que l'expression « les intellectuels » dans le sens où on
l'emploie ici) n'avaient ni le temps ni n'éprouvaient le besoin de
chercher à se lier en dehors de leur propre cercle. Aujourd'hui, dans un
monde nouveau que j'aime, où j'ai appris à me sentir chez moi aussi
facilement que j'ai cessé de barrer mes sept, les extrovertis et les
cosmopolites à qui il m'arrive de parler de ces choses passées croient que
je plaisante, ou m'accusent de pose à rebours, quand je soutiens qu'au
cours de presque un cinquième du siècle passé en Europe occidentale, je
n'ai pas eu, parmi les quelques Allemands et Français que j'ai connus
(pour la plupart des logeuses et des gens de lettres) plus de deux bons
amis en tout et pour tout . » Nabokov se dit parfaitement à
l'aise en Amérique ; il rêve d'un appartement insonorisé au dernier
étage d'un gratte-ciel new-yorkais et d'une maison en Georgie ; mais
malgré tout, c'est à la légendaire Russie de son enfance qu'il reste le
plus profondément attaché. Il imagine qu'il va retourner à
Saint-Pétersbourg, sous un nom d'emprunt, revoir le domaine familial avec
son grouillement de domestiques (jusqu'à 50), aller aux champignons
(Khodit po Gribi) et retrouver son enfance protégée : un père libéral
qui avait défendu la cause Beilis, un grand-père ministre de la Justice,
un arrière-grand-père premier président de l'Académie de Médecine. En
ville, sa maison était au 47 de la rue Morskaya, « puis venait celle
du prince Oginski, n° 45, puis l'Ambassade d'Italie, puis l'Ambassade
d'Allemagne, n°41 et puis la vaste place Marie après laquelle les numéros
des maisons continuaient à diminuer. » Et que l'on ne croie pas que
la répulsion qu'inspire à Nabokov l'Union Soviétique soit due au regret
d'avoir perdu sa fortune : « Si, depuis 1917, j'en ai après la
dictature soviétique, ça n'a rien à voir avec aucune question de
propriété. Mon mépris pour l'émigré qui hait les Rouges parce qu'ils lui
ont « volé » son argent et sa terre, est absolu. La nostalgie
que j'ai nourrie toutes ces dernières années est le sentiment hypertrophié
d'avoir perdu mon enfance, non le chagrin d'avoir perdu des billets de
banque. » En fait, Nabokov ne s'intéresse pas à la
politique : tout au plus se considère-t-il comme un libéral au même
titre que son père ; il ne s'intéresse pas à la sociologie :
l'actuel roman américain lui paraît « documentaire ». Il manque
d'art. Nabokov est également hostile à la psychologie appliquée : ses
attaques contre Freud sont légendaires, ses sarcasmes à l'égard du
« rebouteux viennois » si virulents qu'on finit par se demander
ce que cache cette troublante certitude : « J'ai fouillé mes
rêves les plus anciens pour trouver des clés et des indications ) et
permettez-moi de dire tout de suite que je rejette absolument le monde
foncièrement médiéval, mesquin et commun, de Freud, avec sa recherche
maniaque de symboles sexuels (recherche analogue à celle d'acrostiches
baconiens dans les œuvres de Shakespeare) et ses petits embryons amers
espionnant, de leurs recoins naturels, la vie amoureuse de leurs
parents. » Le réalisme est sans doute le terme qu'il déteste le plus.
Pour lui « le réalisme n'existe pas. Prenez « Madame
Bovary ». On croyait que c'était un roman réaliste Mais voyez, ce
jeune mari, qui s'endort à côté de cette belle jeune femme et qui n'entend
pas l'amant qui jette des cailloux à la fenêtre. Mais qu'est-ce qu'il fait
dans ce lit conjugal ? Et Madame Bovary, à 5h du matin (cela semblait
très tôt pour Flaubert) qui passe et se faufile le long des murs et
personne ne la voit. Mais tout le monde est dehors, tout le monde la
verrait.. Et Monsieur Homais, qui ne sait rien, Monsieur Homais qui est,
pour ainsi dire, l'écho de tout le village. Mais voyons, ce n'est pas du
réalisme, ça. C'est du pur romantisme. » Les combinaisons que
l'artiste invente, donnent ou doivent donner au bon lecteur le sentiment,
non pas de l'œuvre moyenne, mais d'une nouvelle réalité propre à
l'œuvre. C'est cette nouvelle réalité que Nabokov construit d'œuvre en
œuvre, une réalité indépendante du monde extérieur dont elle se nourrit
mais qu'elle dépasse par l'imagination. Pas de Lolita dans la vie Nabokov,
par contre une petite palpitation qui l'émeut lors d'un séjour à Paris en
1939, par contre une longue et réelle déambulation dans les motels
américains, une impossibilité de se fixer en un lieu, un besoin d'habiter
une succession d'appartements sans jamais ne posséder aucun. Le matériau
est là ; une sensation, une déambulation. Mais à partir de cette
réalité sociale ou émotive, Nabokov combine et construit une réalité
littéraire qui existe sur plusieurs niveaux de narration et de vérité.
Dans « Le Don » par exemple, le niveau de la vie quotidienne de
Fédor et ses amours avec Zéna ; celui de l'œuvre critique du héros
qui rencontre deux personnages imaginaires ; celui enfin, de la
création artistique, du dépassement du réel, de la nature même de l'art.
On songe au « Portrait de l'artiste » de James Joyce. Le thème
central de l'oeuvre, l'interaction de l'inspiration et la réinvention du
monde. A propos de « Lolita », Nabokov écrivait : « Il
m'avait fallu 40 ans pour inventer la Russie et l'Europe occidentale, et
il me fallait à présent inventer l'Amérique. » Cette invention
implique que l'art est conçu comme une stratégie, une construction, un jeu
- non un reflet ou un témoignage. A cet égard, Nabokov souligne la
ressemblance entre le problème d'échecs et celui de l'œuvre d'art. L'un et
l'autre impliquent des « stratagèmes tels que des embuscades,
abandons de garde, clouage, déclouage, etc. » Ce qu'il dit de la
composition du problème d'échecs ressemble singulièrement à sa conception
du roman. Cette conception implique également une concentration sur le
langage qui devient la fibre même de la réalité artistique : à la
limite, Nabokov compose un poème avec la simple juxtaposition des noms des
camarades de classe de Lolita. Le plus souvent il joue avec les mots ou
plutôt, continuant une tradition anglo-saxonne qui va de Swift à Anthony
Burgess en passant par James Joyce, il laisse jouer les mots ; il
combine les syllabes : Wordsmith College de « Feu pâle »
est un télescopage de Wordsworth et Goldsmith, nous apprend le
commentateur. Nabokov inverse les lettres : Eliot devient
Toile ; il faut naître des quiproquos : Humbert entend « il
suffit d'une bonne nuit pour débaucher une pucelle » au lieu de
« il suffit d'une bonne nuit pour déboucher le ciel »… Enfin,
Nabokov aime pratiquer le golf verbal : « On prend deux mots et
on transforme un mot en un autre en changeant chaque fois une lettre et le
jeu consiste à être aussi rapide que possible. Si on veut changer
« dame » en « mâle », on peut le faire en deux trous
de golf pour ainsi dire : « dame », « rame »,
« râle », « mâle ». Ce n'est pas si simple que ça.
Cette jonglerie verbale, ce passage constant du réel à l'irréel, d'un plan
de l'irréalité à un autre donne au lecteur l'impression qu'il est un
véritable bricoleur. Les romans de Nabokov ne sont pourtant pas des
constructions abstraites : Nabokov a un sens étonnant des perceptions
visuelles : « Le voyageur âgé assis au coin fenêtre gauche à
côté d'une place vide et en face de deux sièges inoccupés de ce wagon à la
marche inexorable, n'était autre que le professeur Timofey Pnine.
Idéalement chauve, bronzé par le soleil et rasé de près, il commençait de
façon plutôt impressionnante par ce vaste dôme brun, ces grosses lunettes
à monture d'écaille (masquant l'infantilisme de son absence de sourcils),
cette lèvre supérieure simiesque, ce cou massif et de torse d'athlète à
l'étroit sous la veste de tweed, mais pour se terminer de façon tant soit
peu décevante par une paire de jambes maigres (à présent recouvertes de
flanelle grise et croisées) chaussées par des pieds d'un aspect fragile et
quasi féminin. » Même précision pour les notations de bruit et de
couleur. Dans « Autres rivages », Nabokov parle d'audition
colorée : « Audition n'est peut-être pas tout à fait le terme
exact, puisque la sensation de couleur paraît être déterminée chez moi,
par l'acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m'en
représentant le tracé écrit. Le « A » de l'alphabet anglais
(sauf indication contraire, c'est à cet alphabet que je pense en écrivant
ce qui suit) a pour moi la nuage du bois sec, mais un A français évoque
l'ébène poli. » Rien d'abstrait non plus dans le rire, souvent
amer, que provoquent ses romans. Nabokov se défend d'être un
satiriste : pourtant les excès de la « new criticism » tels
qu'il les montre chez le professeur Kinbote qui cherche le sens secret de
chaque mot du poème, le portrait qu'il offre dans Pnine d'un vieux
professeur émigré qui ne réussit pas à s'adapter dans l'agitation
d'ailleurs sympathique, d'un campus d'université - tout cela est d'un
comique irrésistible : le vieux professeur fasciné par les machines à
laver ne peut s'empêcher d'y insérer tout ce qui lui tombe sous la main -
y compris une vieille paire de souliers de toile à semelles de caoutchouc,
tachés d'argile et d'herbe, et il regarde la machine se mettre en marche
avec un affreux bruit arythmique, pareil à une armée sur un pont… Le rire
n'est retenu que par la remarque, pleine de tendresse, de sa logeuse qui
s'écrie avec une tristesse résignée : « Encore Timofey »,
mais déjà on l'a pardonné. Chacun veut aujourd'hui s'approprier
Nabokov : les Français sont séduits par sa volonté de dépasser le
réalisme, l'organisation du langage, le sens du roman comme
itinéraire ; les Anglais voient en lui un critique du conformisme
social (lors de la parution de « Lolita », les caméras de la
télévision et les reporters londoniens assaillirent le domicile de Nabokov
dans l'espoir d'assister à son arrestation pour atteinte à la
pudeur nationale ) ; quant aux Américains, ils le considèrent
comme celui qui a ouvert la voie à une forme nouvelle, celle de la
comédie, non seulement comme coloration de l'oeuvre, ni comme mode de vie
mais comme forme, comme style. En fait Nabokov n'appartient à
personne : « Je suis un Russe tricolore, un Américain qui fut
élevé en Angleterre, un Saint-Pétersbourgeois qui a un grasseyement
parisien en russe, mais n'en a pas en français, où je roule plutôt mes r à
la façon russe. » |