Arts
La
poupée qui fait nom
Tour d'horizon ethno-littéraire d'un objet transitionnel
qui ne fait pas la joie, ou l'horreur, des seules petites filles.
Par Hervé
GAUVILLE
jeudi 12 février 2004
Collectif uand on
joue à la poupée, on a toujours 4 ans. Même si on est déjà mère ou grand-mère et
même si on est un garçon ou un homme. Maryline Desbiolles l'écrit à sa manière,
«tou- jours j'aurai quatre ans en même temps que mon âge légal», dans un
livre consacré aux poupées (c'est son titre) en images et en mots. Il est
publié à l'occasion d'une exposition parisienne organisée à la Halle
Saint-Pierre (1). Les reproductions des oeuvres sont rangées en deux catégories.
La première concerne les poupées rituelles et démarre sur la fillette de
Brassempouy qui, depuis quelque 25 000 ans avant notre ère, dresse sa
verticalité polie et dépouillée comme, bien plus tard, le feront les figures
cycladiques et, encore plus tard, les sculptures giacomettiennes. La seconde est
réservée aux poupées d'artistes et s'ouvre sans surprise sur les jeux érotiques
des corps désarticulés imaginés par Hans Bellmer. Des surprises, on en
rencontrera souvent au fil des pages, à l'enseigne de cette réjouissante Gina
aux trois seins, une poupée à croquer avec d'autant plus d'appétit qu'elle
est en pain d'épice. Davantage qu'une vogue, la poupée demeure une passion qui déborde largement
le cadre enfantin pour devenir parfois une tyrannie difficile à assouvir. Il
existe ainsi, avenue Parmentier à Paris, un magasin-atelier exclusivement
destiné à la réparation des baigneurs endommagés. Car les poupées qui ont été
beaucoup aimées ne disparaissent jamais. Chantal Thomas, qui demande où sont
les poupées, les retrouve sur les marchés aux puces, porte de Clignancourt
d'abord, ensuite sur ceux du monde entier, jusqu'«à Barcelone, empilées dans
un bidet fêlé». C'est à croire qu'on les rencontre partout, sauf dans les
magasins de jouets. Colette Fellous a déniché la sienne au marché Malik. C'est
une poupée lettrée, elle côtoie Joyce, Bataille, Nabokov, Dostoïevski et Proust.
Elle est aussi mélomane. L'après-midi, elle écoute Monteverdi. Celle de
Straparole (2) est moins délicate. Quand «elle fait la caque», ses fèces
se métamorphosent en monnaie sonnante et trébuchante. Tous les psychanalystes
l'ont appris, la merde, c'est de l'argent (et vice dans le versa). Mais le conte
ne s'arrête pas à cet incident. Le futur objet transitionnel échoue sur un tas
de fumier. Le roi Drusian, passant par là, eut l'idée saugrenue, après avoir
soulagé un légitime besoin, «pour se fourbir le trou bruneau», de se
torcher avec la poupée qui, elle-même, chiait auparavant des deniers d'or et
d'argent. Quelle curieuse idée que de confondre une poupée avec un rouleau de
papier hygiénique ! Mal en prit au souverain. Voilà que la poupée torcheuse se
met à mordre à pleines dents dans la chair fessière et néanmoins royale. Virus
ou Vénus tout entière à sa proie attachée, elle n'en démord pas et il faudra
tous les talents d'une nouvelle Cendrillon pour que le malheureux trouve
chaussure à son pied ou, en l'occurrence, main à son cul. Les Vilaines Filles de Pierre Péju sont peut-être moins scatologiques
mais leur cruauté est à la mesure de celle des créatures de Hans Bellmer.
Spécialiste des romantiques allemands, l'auteur rédige un conte ouvertement
inspiré par E.T.A. Hoffmann (3) mais aussi par Victor Hugo qui traversait déjà
son roman la Petite Chartreuse (4). Dans une auberge provinciale tenue
par le couple Thénardier, misérables de sinistre mémoire, une émule de Cosette,
autrement misérable, joue le rôle d'une enfant juive que ses tauliers
s'empresseront de dénoncer à la police. Et les poupées dans tout ça ? Elles
surgissent d'abord sous l'apparence d'une Galatée aux yeux vides puis sous celle
d'érinyes armées d'épingles à chapeau, de ciseaux à ongles, d'aiguilles à
tricoter et autres instruments propres à inspirer au pauvre Nathanaël une
frayeur mortelle. Une poupée est, bien sûr, une formidable machine à fantasmes. Ses avatars
sont multiples, depuis la figurine servant de cible aux tireurs jusqu'au
pansement entourant un doigt blessé en passant par la partenaire gonflable.
Toute poupée est appelée à devenir objet quelconque, comme ce «caillou qui se
déplace de quelques centimètres en deux millions d'années» et qui «suffit
pour que je sois [dixit le land-artist Robert Smithson] vraiment
bouleversé» ou comme cette manivelle que les marins utilisent pour actionner
le winch, ce petit treuil qui sert à raidir les écoutes et les drisses. (1) Jusqu'au 25 juillet. (2) Giovan Francesco Straparole (1480 -1557) ; extrait (V, 2) de «les
Facecieuses Nuicts du Seigneur Jean François Straparole. Avec les Fables et
Enigmes racontées par deux jeunes Gentilshommes et dix Damoiselles, Nouvellement
traduictes d'italien en françois par Jean Louveau et Pierre de Larivez». (3) Il est l'auteur d'une biographie d'E.T.A. Hoffmann, «l'Ombre de
soi-même», Phébus, 1992. (4) Gallimard, 2002. «Folio», 2004.
Poupées
Sous la direction d'Allen S. Weiss, coédité
par la Halle Saint-Pierre et Gallimard, 34 €.