amlet vous attend sous la neige tourbillonnante par un
matin glacé de février dans un faubourg de Moscou. Il a cinquante
ans. On dirait un survivant aimable, ascétique et sincère. Il a
survécu à la mort du père, aux remords, à l'Empire, aux vengeances
impossibles. Il est grand, maigre, porte une casquette lui donnant
un air de Sherlock Holmes. Hamlet n'est plus danois, mais russe.
«Le pays est si vaste, écrit-il, qu'ici les mots et les
pensées n'ont aucun sens. Son histoire non plus, d'ailleurs.» Le
soir, il lit régulièrement Shakespeare en anglais. Il a essayé de le
traduire dans sa jeunesse, comme Pasternak. Hier soir encore, il s'y
baignait dans son appartement sans luxe, près du chat. Il révère
aussi Voyage au bout de la nuit, découvert à 40 ans ; mais,
comme le roman de Céline est mal traduit, il l'a relu en français,
une langue qu'il ne parle pas, chaque jour pendant huit mois. Hamlet
a changé de royaume et d'identité.
Il s'appelle désormais Iouri Bouïda. Comme la plupart des
écrivains russes, il ne vit pas de ses livres : il est rewriter au
journal Kommerzant. En France, il publie un recueil de
nouvelles exceptionnelles qu'il a portées pendant vingt ans : la
Fiancée prussienne. C'était son premier livre. En Russie, il est
paru voilà sept ans. L'édition originale compte trois fois plus de
textes. On ne la trouve plus dans aucune librairie. Ensuite, Bouïda
a écrit deux romans disponibles chez Gallimard.
Le Train zéro a été publié en Russie dans une revue ;
Yermo, en livre. C'est la virtuose et minutieuse biographie
critique d'un écrivain russe né à Saint-Pétersbourg en 1914, exilé
en Amérique... et imaginaire. Gallimard y voit un hommage à Nabokov,
mais Bouïda, comme Yermo, n'aime pas Nabokov : «Il n'a écrit
qu'un seul bon livre, Lolita, surtout la dernière partie.
Moi, j'ai voulu parler des rapports d'un homme et de sa femme folle.
La réalité soviétique m'en empêchait. Je l'ai donc exilé aux
Etats-Unis, où je ne suis jamais allé. Et, comme j'avais peur de
coïncider avec lui, je l'ai distancié. J'ai écrit cela au moment où
la vogue des écrivains émigrés devenait un peu grotesque. Soudain,
c'était comme si nous avions caché nos plus grands trésors
littéraires. Nous ne pouvions lire Nabokov, certes, mais nous
pouvions lire Dante.» Le vrai nom de Yermo est Georgi
Yermo-Nicolaïev. C'est le nom d'un lieu tatar. En tatar, Yermo
signifie : la bride. P>
Bien que l'expression soit usée, il faut d'abord dire que la
Fiancée prussienne est, au sens propre, un manège hanté par les
morts et l'oubli. Ces nouvelles portent et enchantent le passé
sinistre de la ville natale de l'écrivain, près de Kaliningrad, où
il vécut jusqu'en 1991. Un personnage demande : «Mais quelle
langue faut-il pour raconter cette vérité et ne pas en mourir ?
Quelle langue, hein ? Celle des cieux ? De la terre ? Une langue
vivante ? Morte ? Belle comme la musique ? Ou aussi effroyable que
la musique ?» Iouri Bouïda l'a trouvée ; il n'en est pas mort ;
on peut même penser qu'elle lui a permis de continuer à vivre.
Bouffons et alcooliques
Mais s'agit-il bien de nouvelles ? Oui, puisque chaque texte
conte l'histoire d'un personnage ou d'une famille de cette petite
ville de Znamensk, dans les vingt ans suivant la Seconde Guerre
mondiale. Non, car chaque texte renvoie à tous les autres, à travers
des personnages récurrents, l'ensemble fixant le portrait d'un lieu
qui a souffert plus que tout autre de la guerre et de ses séquelles.
Dans le cimetière de cet Elseneur-là, il y a des bouffons, des
alcooliques, des borgnes, des solitaires, des tueurs, des boiteux,
des clochards, des idiots, de pauvres saintes. Mais ce n'est pas
leurs crânes que le narrateur contemple : c'est la vie qu'il leur
rend en la créant d'après les fantômes qu'il a connus et qui
le quittent peu.
Ce narrateur pourrait être Bouïda. Ses parents ressemblent à ceux
de l'écrivain. Mais, dans un dialecte du nord de la Pologne,
«Bouïda» signifie menteur. Et les histoires, insiste-t-il, sont
toutes inventées. Il y a des prototypes, des souvenirs, mais pas
d'autre réalité que celle de l'imagination : «Elle seule donne la
vie.» Dans une nouvelle, un vieux mécanicien repeint sans
raison, chaque jour, un bout de mur avec la peinture qui lui reste.
Les jeunes la recouvrent de graffitis dans la nuit. Il recommence au
matin, s'obsède. Il mourra un soir, près de son mur, le coin gauche
inachevé. On l'appelait Charlie Chaplin. Dans la vie, l'enfant
Bouïda voyait de sa fenêtre un pan de mur sans usage. Un vieil homme
vint le repeindre. «C'était un vieux très peu sociable, sans ami.
On ne savait rien de lui. Pourquoi peignait-il ce mur ? Mystère.
Ensuite, il a disparu de ma vie. Vingt ans après, je m'en suis
souvenu et j'ai inventé cette vie pour lui.»
Bouïda raconte aussi, à la première personne, l'histoire d'un
Russe professeur d'allemand que les gens surnommaient Der Tisch (la
table). Fait prisonnier pendant la guerre , Der Tisch est envoyé par
les Allemands à Welhau (nom allemand de la future Znamensk). Il
tombe amoureux de la fille d'un paysan. La fin de la guerre les
sépare sans retour. La plupart des Allemands fuient. Les 105 000 qui
demeurent seront déportés en 1947-48. Des colons russes meurtris les
remplacent. Depuis lors, Der Tisch photographie sans cesse les lieux
où les deux amants ont connu le bonheur. Ce fut court. «Les gens
heureux, ça devrait pas exister ! crie un personnage. S'il y
avait rien qu'un homme heureux, le monde entier s'écroulerait!»
D'indicibles souvenirs accablent les créatures de Bouïda, et les
élèvent. L'enfant l'a entendu ; l'écrivain le saisit.
Dans le cimetière allemand, Der Tisch raconte au jeune narrateur
des histoires atroces et fascinantes sur la Prusse-Orientale, sur
cette terre dont la mémoire a été brusquement effacée par les
Soviétiques. «J'étais tellement impressionné par son récit,
écrit Bouïda, et plus encore par sa façon de parler, si
dénuée de vie que c'en était terrifiant, que je ne me suis même pas
demandé à quelle source il avait bien pu puiser toutes ces
informations. Il va de soi que cette source ne pouvait être que son
imagination. Comme moi. Comme les autres colons qui ne savaient rien
de la Prusse-Orientale et la considéraient comme une terre étrangère
semée de merveilles qui, en germant, se transformaient en
monstres.» Ce qui vaut pour Der Tisch vaut pour l'auteur : son
livre transforme les horreurs et la disparition en de puissantes
miniatures hallucinées qui éternisent la vie. Les noces avec la
fiancée prussienne débutent dans un cimetière et finissent dans ces
pages.
Le père du narrateur se méfie de Der Tisch, qui a les lèvres
bleues. Il dit à l'enfant : «Les lèvres bleues n'aiment pas la
vie.» Bien entendu, Bouïda a inventé Der Tisch. Quant aux lèvres
bleues, qui donnent le titre de cette nouvelle, elles ont une
histoire : «Dans mon enfance, j'ai passé beaucoup de temps à
l'hôpital. Un jour, dans une chambre, un malade avait des lèvres
bleues. Le médecin a dit que c'était un signe d'insuffisance
cardiaque. Quelqu'un a alors demandé : "Ça veut dire quoi ? Qu'il ne
peut pas vivre ?" Le médecin a répondu : "Il peut vivre, mais il ne
peut avoir la joie de vivre."» Bouïda n'oublie rien de cette
région terrible : ni les expressions, ni les silhouettes, ni surtout
les voix : «Je n'ai jamais cessé de les entendre.»
Iouri Bouïda est né à Znamensk en 1954. Jusqu'en 1945, la ville
était allemande et s'appelait donc Welhau. Elle avait été fondée au
treizième siècle. Son père est officier dans les troupes soviétiques
qui ravagent Königsberg, bientôt rebaptisée Kaliningrad. «Les
Allemands avaient fait une ceinture de défense qu'on appelait les
robes de nuit de Frau Königsberg, explique l'écrivain.
L'attaque fut si terrible qu'on retrouva ensuite 100 000
Allemands à moitié fous.» La déportation des populations
locales, deux ans plus tard, sépare des familles et des amants.
Kaliningrad n'est plus la ville de Kant. «Le philosophe n'était
qu'un détail folklorique, se souvient Bouïda. Plus tard, j'ai
vu une photo de son cercueil déterré, en 1945. Trois mariniers
russes saucissonnaient et buvaient de la vodka dessus. L'un d'eux
était un poète de Kaliningrad. Comme toujours ici, c'était un
mauvais poète.»
Un ami du KGB
En 1945, les parents de l'écrivain rejoignent la ville de
Zaratov, sur la Volga, d'où la mère est originaire. Trois ans plus
tard, on emprisonne le père en tant qu'ennemi du peuple. Il a la
«chance» d'être déporté près de Stalingrad, sur le chantier d'une
usine hydroélectrique. 140 000 prisonniers y travaillent. Sa femme
doit le renier ; cela ne suffit pas : juriste militaire, elle occupe
un poste en vue et doit quitter Zaratov. Elle rejoint une amie à
Znamensk pour y refaire sa vie. Son mari l'y retrouve en 1953 : la
mort de Staline le libère. Il devient directeur d'usine.
La plupart des habitants sont, comme eux, des colons russes.
Déportés, ex-conquérants, militaires, débris d'un Empire sans pitié.
Leur présence traverse les nouvelles. Ils sont boiteux, haineux,
alcooliques, fantastiques. Chacun a ses secrets. La ville semble
occupée par des fantômes, des échardes. «Trois types de bâtiments
caractérisaient cette région, se souvient Bouïda. Les
casernes, les prisons, les asiles. On aurait pu organiser une parade
militaire comme sur la place Rouge. Autour, la forêt. Mais, en
allant chercher des baies et des champignons, on tombait encore sur
des militaires. Cela faisait partie de la vie : ils poussaient comme
les champignons, mais en toute saison.» En russe, Znamensk
signifie : la ville du drapeau. Tout est sur-soviétisé. Huit siècles
d'Allemagne ont soudain cessé d'exister.
Ils sont là, pourtant. Dans le cimetière, tel le crâne du bouffon
Yorick. Et dans ces histoires qui flottent de vodka en vodka.
«Dans notre petite ville, dit Bouïda, il y avait beaucoup
de secrets, donc beaucoup de légendes. Les Russes ne savaient pas
forcément où avaient fui les Allemands : leur sort faisait l'objet
d'histoires. Certains Allemands avaient franchi la frontière en
douce et refaisaient leur vie sous un nom déguisé. L'un de nos
voisins, Dengelaitis, a avoué que son vrai nom était Dengel, qu'il
avait vécu la guerre côté allemand ; mais il ne l'a dit que sous
Gorbatchev.» Les souvenirs de Bouïda ont ainsi forgé l'histoire
centrale de «Rita Schmidt N'importe Qui». C'est une enfant allemande
qui ne parle pas allemand. On l'a laissée à des Russes. Ils la
traitent comme une bonniche fasciste. Son destin s'achève sur un
suicide dont les phrases de Bouïda ne portent que l'ombre : à
l'approche de la mort, ses ellipses cisaillent le récit et la
conscience du lecteur, comme une flèche qui vous atteint bien avant
que vous le sentiez.
La ville de Znamensk n'a pas d'autre avenir que ce que l'Empire a
décidé d'effacer. Un personnage le résume : «Le passé est la
seule éternité qui soit à notre portée.» Bouïda invente cette
éternité. Dans chaque nouvelle, les voix des malheureux et des fous
l'y aident : elles créent des effets de légende. Pour expliquer son
travail, l'écrivain passe comme toujours par un détour : «J'ai eu
le même problème que les auteurs de l'Evangile. Ils ont mis des
dizaines d'années à trouver la solution. Quand je les ai lus, ce qui
m'a frappé, c'est qu'ils citent sans cesse l'Ancien Testament. Mais,
dans leurs textes, ces phrases prennent une autre signification.
Moi, mes "citations" m'ont forcé à créer une langue imbécile, puis à
la fouetter pour qu'elle aille plus vite : le cheval a besoin d'être
fouetté jusqu'au moment où il atteint un nouveau sens. De toute
façon, je n'ai pas d'autre cheval!»
Il est monté dessus, dès l'enfance, grâce à une professeur de
littérature alcoolique et très malheureuse. Très vite, il lit
«plutôt Faulkner que Boulgakov ou Gorki.» La plupart des
autres enseignants élèvent des porcs. Ils boivent aussi de la vodka.
D'ailleurs, tout le monde boit : «Ceux qui ne buvaient pas
étaient connus et ils n'étaient pas russes.» Bouïda est un jeune
homme un peu voyou, assez méchant, comme il est de règle sous le
communisme. Un jour, un ami du KGB lui dit, parodiant Goebbels avec
un mauvais sourire : «Quand j'entends le mot communisme, je sors
mon pistolet!»
A 20 ans, après l'université, il prend sa carte du parti pour
entrer dans un journal local. Il gagne 105 roubles par mois. Au
début, sa femme et lui vivent dans des foyers séparés. Dans sa
chambre, il y a 18 hommes. Il travaille sans trop de scrupules à
obtenir une meilleure situation. «Pendant dix-sept ou dix-huit
ans, dit-il, j'ai écrit des choses qui dans 99 % des cas
n'étaient pas du journalisme. Les journalistes et les fonctionnaires
du parti étaient les plus cyniques, les plus hypocrites. J'étais
l'un d'eux. J'étais très soviétique. Actuellement, il est question
de sauver tous ces journaux provinciaux. Moi, je pense qu'il faut
les supprimer. Ils ont été conçus pour être serviles envers le
pouvoir et ils le restent.»
Il ne quitte la région pour Moscou qu'en 1991. L'Empire s'ouvre.
Sa première femme est morte. Il veut devenir écrivain. Il publie des
nouvelles ici et là, d'abord virtuoses, dans le style de
Yermo, puis de plus en plus tendues. L'une d'elle, «La gare
de Kazan», figure dans l'anthologie la Prose russe
contemporaine (Fayard). Il y est question d'humiliés, d'offensés, de
clochards, de prostituées, de marginaux, d'innocents aux mains
vides. La souffrance y ouvre sur la beauté. «En Russie, c'est la
même chose. C'est pourquoi ce pays est plein de pantagruelisme :
c'est une forme de défense, une bouffonnerie ordonnée par la vie.
Longtemps, j'ai cru que mes nouvelles étaient gaies. Je vous renvoie
à deux écrivains qui cherchaient la joie dans la vie : Shakespeare
et Kafka. Thomas Mann appelait Kafka l'humoriste. En Russie, seul
l'humour fait trembler le
diable.»