l avait 56 ans. Elle était sa
"bombe à retardement".
Deux volumes vert pâle. Trois syllabes.
"Lo-lii-ta : le bout de
la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à
trois reprises, contre les dents. Lo. Lii. Ta." Selon le mot de
l'éditeur américain Jason Epstein, Nabokov venait d'écrire
Du
côté de chez Swann comme s'il était James Joyce. Epstein,
pourtant, refusera de publier le manuscrit,
"en raison de son
insensée perversité" . Ils seront quatre autres, en Amérique, à
craindre l'opprobre, les représailles judiciaires, la prison.
Contre toute
attente, c'est un éditeur français, Olympia Press, qui prend le
risque, en septembre 1955, de publier le texte, et de le faire dans
sa langue originale. Nabokov l'ignore, mais la maison de Maurice
Girodias, en dépit d'un catalogue déjà prestigieux (Henry Miller,
Samuel Beckett, Jean Genet, Restif de La Bretonne) passe, dans le
Paris de l'époque, pour spécialisée dans la publication d'oeuvres
sulfureuses. Peut-être d'ailleurs la première partie du roman
- la plus érotiquement suggestive - a-t-elle réellement laissé
espérer à Girodias, sinon un parfum de scandale, du moins un certain
succès auprès des amateurs de littérature dite "licencieuse".
L'éminent nabokovien Alfred Appel Jr. s'en souvient :
"J'ai
découvert Lolita en 1956 chez un bouquiniste de la rive gauche,
coincé entre Jusqu'à ce qu'elle hurle
et La Vie Sexuelle
de Robinson Crusoé
..."
Le résultat, en tout cas, est là. La nymphette aux épaules de
miel fait ses premiers pas en silence, presque honteusement. Les
humeurs d'Humbert Humbert, "artiste, fou, créature infiniment
mélancolique", déçoivent, médusent ou révoltent la plupart des
premiers lecteurs de Lolita. C'est eux que Nabokov
interpelle, non sans amertume, dans sa magnifique postface, "Sur
un livre intitulé Lolita", où il rappelle que
"l'obscénité est accouplée à la banalité" et qu'"une
oeuvre de fiction n'existe", à ses yeux, que si elle
donne "le sentiment de communier avec d'autres états où l'art (la
curiosité, la tendresse, la bonté, l'extase) est la norme."
L'"affaire Lolita" n'en est pourtant qu'à ses débuts. Deux
mois après la publication parisienne, en décembre 1955, dans les
pages du Sunday Times de Londres, Graham Greene choisit
Lolita parmi les trois meilleurs romans de l'année. Les
réactions sont d'une extrême violence. Le critique John Gordon
réplique aussitôt, dans le Sunday Express, que c'est "le
livre le plus immonde" qu'il lui ait été donné de lire.
L'Angleterre se dit scandalisée par la passion dévorante - et
diaboliquement poétique - du "monstre pentapode" pour
sa fillette de 12 ans. Et c'est en contrebande que partent pour
l'Amérique les tout premiers exemplaires des petits volumes vert
pâle.
CONSIDÉRATIONS MORALES
Vladimir Nabokov, lui, fait son entrée iconoclaste dans la grande
histoire littéraire. Prouesse invraisemblable, tour de
prestidigitation linguistique, Lolita est son douzième livre,
et son troisième roman en langue anglaise. Il y a travaillé au cours
de voyages d'été entrepris en compagnie de sa femme, Vera, dans
l'Ouest américain. Le jour, il chasse obstinément le papillon. Les
après-midis pluvieux, la nuit, pour exorciser l'insomnie, ou encore
dans son Oldsmobile poussive, il compose son roman sur de petites
fiches cartonnées et scrupuleusement annotées. Les lieux qu'il
parcourt sont ceux que traverseront Humbert et Lolita pendant leur
formidable équipée "de motel en motel" : Telluride, Colorado
; Afton, Wyoming ; Portal, Arizona ; Ashland, Oregon...
Vera, la plus opiniâtre des avocates de Lolita , sauvera
le manuscrit inachevé des flammes de l'incinérateur du jardin.
Lorsqu'en 1958, après mille tergiversations, le livre paraît enfin
chez Putnam's, en Amérique, il se propulse, près de six mois durant,
à la tête de toutes les listes de best-sellers. Mais les réactions
de la presse américaine restent dans la ligne de celles de la presse
britannique et française. Et l'on voit même des écrivains et
critiques de renom, tels Evelyn Waugh ou Edmund Wilson, le dénoncer
comme inexpiablement répugnant.
Cinquante ans plus tard, Lolita s'est vendu à cinquante
millions d'exemplaires dans le monde entier. Mais le roman continue
de semer le trouble. Dans le New York Times, Charles McGrath
s'est rendu à l'évidence la semaine dernière : "Contrairement à
la plupart des livres controversés, la lame de Lolita ne
semble pas s'être émoussée avec le temps. Là où Ulysse ou
L'Amant de Lady Chatterley, par exemple, ont désormais un air
familier, inoffensif, voire même charmant, le chef-d'oeuvre de
Nabokov est encore plus dérangeant qu'il ne l'était jadis."
Sentiment que semblent partager bien des critiques américains qui
ont tendance à mêler l'émoi ressenti à la lecture du texte à des
considérations morales sur la pédophilie et sa prise de conscience
récente dans l'opinion publique.
Comment faire la part du politique et du romanesque ? Comment ne
pas mêler les ordres et les genres ? L'Amérique, cinquante ans
après, en est toujours là. Quand paraît, il y a quelques semaines,
chez Vintage, une nouvelle édition dont la couverture est ornée
d'une bouche charnue et blanche, l'éditeur est le premier à annoncer
une iconographie "provocante" alors même que celle-ci est d'une
franche banalité... Et que dire de ces journaux et revues qui
accumulent les articles censés démontrer, d'un même trait, la
monstruosité viscérale d'Humbert, et les vertus régénératrices de
l'art ? Nabokov les avait mis en garde : " Lolita ne traîne
aucune morale derrière elle." Restent les mots, flamboyants et
traîtres, "la seule immortalité que toi et moi puissions
partager, ma Lolita".